
Face aux crises sociales, économiques et environnementales contemporaines, des communautés à travers le monde développent des formes d’organisation alternatives fondées sur l’autogestion. Ces initiatives, loin d’être marginales, obtiennent parfois une reconnaissance institutionnelle qui transforme leur statut expérimental en modèle viable. Des coopératives ouvrières argentines aux communes autonomes du Rojava, en passant par les zones à défendre françaises, ces expériences d’autogestion reconnue redéfinissent les rapports de pouvoir et proposent des alternatives concrètes aux systèmes dominants. Ce texte examine les conditions d’émergence, les structures juridiques, les défis et les perspectives d’avenir de ces formes d’organisation sociale où l’horizontalité et l’autonomie deviennent des principes fondateurs légitimés.
Les fondements juridiques de l’autogestion reconnue
L’autogestion comme mode d’organisation sociale et économique s’inscrit dans un cadre juridique complexe qui varie considérablement selon les contextes nationaux et les traditions légales. En France, le droit coopératif constitue l’une des premières reconnaissances formelles de l’autogestion, avec la loi de 1947 sur les sociétés coopératives qui a posé les bases d’un fonctionnement démocratique des entreprises. Ce cadre juridique a été progressivement enrichi, notamment avec la création du statut de Société Coopérative et Participative (SCOP) qui garantit le principe fondamental « une personne, une voix » indépendamment du capital détenu.
À l’échelle internationale, les cadres juridiques reconnaissant l’autogestion se sont multipliés ces dernières décennies. En Amérique latine, l’Argentine a adopté en 2011 une loi sur les entreprises récupérées par leurs travailleurs, légitimant ainsi les pratiques autogestionnaires nées durant la crise économique de 2001. Le Brésil a développé un cadre légal pour l’économie solidaire, intégrant l’autogestion comme principe directeur. En Europe, l’Italie se distingue avec ses coopératives sociales reconnues par la loi de 1991, tandis que l’Espagne possède une tradition coopérative forte, particulièrement au Pays basque avec le groupe Mondragon.
La reconnaissance juridique de l’autogestion s’opère également à travers des dispositifs constitutionnels novateurs. La Constitution vénézuélienne de 1999 intègre explicitement le concept d’autogestion comme composante du développement économique national. Plus récemment, la Constitution bolivienne de 2009 reconnaît les formes communautaires d’organisation économique et sociale des peuples autochtones, institutionnalisant ainsi des pratiques autogestionnaires ancestrales.
Ces cadres juridiques varient considérablement dans leur portée et leur profondeur. Certains se limitent à reconnaître des formes spécifiques d’organisation économique, tandis que d’autres embrassent une vision plus holistique incluant l’autogestion territoriale, politique et sociale. Cette diversité reflète les tensions inhérentes à la formalisation de pratiques qui émergent souvent en marge des structures établies.
- Reconnaissance formelle par le droit coopératif
- Intégration dans les constitutions nationales
- Lois spécifiques sur l’économie sociale et solidaire
- Statuts juridiques adaptés aux entreprises autogérées
La reconnaissance juridique constitue un défi permanent pour les pratiques autogestionnaires qui doivent naviguer entre institutionnalisation et préservation de leur autonomie. Les tribunaux jouent parfois un rôle déterminant, comme en Argentine où la jurisprudence a souvent précédé la législation en reconnaissant la légitimité des entreprises récupérées. Cette dialectique entre mouvement social et évolution juridique illustre comment le droit peut tantôt entraver, tantôt faciliter l’émergence de formes alternatives d’organisation sociale.
Les coopératives ouvrières récupérées : un modèle argentin mondialisé
Le phénomène des entreprises récupérées par leurs travailleurs en Argentine représente l’un des exemples les plus emblématiques d’autogestion reconnue. Né dans le contexte de la crise économique dévastatrice de 2001, ce mouvement s’est développé lorsque des ouvriers ont pris en main des usines abandonnées par leurs propriétaires en faillite. La fabrique de carrelage FaSinPat (anciennement Zanon) dans la province de Neuquén constitue un cas d’école. Après des années de lutte juridique, les travailleurs ont obtenu en 2009 l’expropriation légale de l’usine en leur faveur, établissant un précédent jurisprudentiel majeur.
Cette reconnaissance s’est institutionnalisée avec la modification de la loi sur les faillites en 2011, qui permet désormais aux travailleurs organisés en coopérative de reprendre leur entreprise en difficulté en compensation des salaires impayés. Cette évolution juridique a consolidé un modèle qui compte aujourd’hui plus de 400 entreprises récupérées employant près de 16 000 travailleurs en Argentine. Le Mouvement National des Entreprises Récupérées (MNER) a joué un rôle déterminant dans cette institutionnalisation, transformant des initiatives isolées en un véritable mouvement social reconnu.
L’expérience argentine a inspiré des mouvements similaires dans d’autres pays. Au Brésil, l’usine Flaskô, récupérée en 2003, a obtenu une reconnaissance légale après des années de mobilisation. En Grèce, l’usine Vio.Me à Thessalonique a été occupée puis autogérée par ses travailleurs depuis 2013, obtenant un soutien juridique partiel des autorités locales. En France, la SCOP-TI (ex-Fralib) à Gémenos représente un exemple réussi d’entreprise récupérée après un long conflit avec la multinationale Unilever.
Principes organisationnels et innovations démocratiques
Ces expériences partagent des principes organisationnels communs qui redéfinissent profondément les relations de travail. L’assemblée générale devient l’organe souverain de décision, appliquant le principe « une personne, une voix » indépendamment de l’ancienneté ou de la fonction. La rotation des tâches est souvent pratiquée pour éviter la spécialisation excessive et favoriser la polyvalence des travailleurs. Les échelles salariales sont considérablement resserrées, avec un rapport maximal généralement fixé de 1 à 3 entre le salaire le plus bas et le plus élevé.
La reconnaissance institutionnelle de ces coopératives a permis leur intégration dans des réseaux économiques plus larges. En Argentine, la création du Programme de Travail Autogéré par le ministère du Travail a fourni un soutien technique et financier aux entreprises récupérées. Des universités publiques ont développé des programmes spécifiques d’assistance technique, comme le Programme Faculté Ouverte de l’Université de Buenos Aires, qui accompagne les coopératives dans leur développement.
- Assemblées générales comme organes décisionnels suprêmes
- Rotation des postes et polyvalence des travailleurs
- Compression des échelles salariales
- Développement de réseaux de solidarité inter-coopératives
Ces expériences démontrent que la reconnaissance institutionnelle de l’autogestion ouvrière peut créer des modèles économiques viables qui résistent aux crises économiques. Leur pérennité témoigne que l’autogestion n’est pas seulement une réponse d’urgence à une situation de crise, mais peut constituer un mode d’organisation durable lorsqu’elle bénéficie d’un cadre juridique adapté et d’un soutien institutionnel approprié.
L’autonomie territoriale autochtone : reconnaissance des pratiques ancestrales
La reconnaissance des formes d’autogestion territoriale des peuples autochtones représente l’une des avancées juridiques les plus significatives de ces dernières décennies. Cette reconnaissance s’inscrit dans un mouvement international de réparation historique et de valorisation des savoirs traditionnels. La Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de 1989 constitue le premier instrument juridique international contraignant qui reconnaît explicitement le droit des peuples autochtones à l’autodétermination et à l’autogestion de leurs territoires. Cette convention, ratifiée par 23 pays, a posé les fondements d’une vague de réformes constitutionnelles et législatives à travers le monde.
En Amérique latine, cette reconnaissance a pris une ampleur particulière. La Bolivie, avec sa constitution de 2009, a instauré un modèle d’État plurinational qui reconnaît 36 nations autochtones et leur accorde une autonomie territoriale significative. Le statut d’Autonomie Indigène Originaire Paysanne (AIOC) permet aux communautés autochtones de gouverner leurs territoires selon leurs propres systèmes normatifs. Le territoire Guarani de Charagua est devenu en 2017 la première autonomie indigène officiellement constituée, transformant une municipalité conventionnelle en territoire autogéré selon les pratiques traditionnelles guaranies.
Au Mexique, l’État du Chiapas offre un exemple particulièrement intéressant avec les Caracoles zapatistes. Ces structures d’autogouvernement indigène, bien que nées d’un soulèvement, ont progressivement gagné une forme de reconnaissance de facto des autorités mexicaines. La loi sur les droits et la culture indigènes de 2001, malgré ses limites, a constitué une première reconnaissance institutionnelle de l’autonomie territoriale autochtone. Les Juntas de Buen Gobierno (Conseils de Bon Gouvernement) zapatistes illustrent comment des structures autogestionnaires peuvent coexister avec l’État mexicain tout en maintenant leur autonomie politique.
Systèmes juridiques pluriels et gouvernance autochtone
La reconnaissance de l’autogestion territoriale autochtone s’accompagne souvent d’une reconnaissance du pluralisme juridique. En Colombie, la Constitution de 1991 reconnaît la juridiction spéciale indigène, permettant aux autorités traditionnelles d’administrer la justice selon leurs propres normes et procédures. Au Canada, l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut de 1993 a conduit à la création en 1999 du territoire du Nunavut, gouverné majoritairement par le peuple Inuit selon un modèle qui intègre certains aspects de leurs traditions de gouvernance.
Ces systèmes d’autogestion territoriale reconnue présentent plusieurs caractéristiques communes qui redéfinissent les rapports entre communautés autochtones et États-nations :
- Reconnaissance constitutionnelle ou législative de l’autonomie territoriale
- Respect des systèmes normatifs et juridiques autochtones
- Contrôle communautaire des ressources naturelles
- Structures de gouvernance inspirées des traditions ancestrales
La reconnaissance de l’autogestion territoriale autochtone soulève néanmoins des défis complexes. La question de la gestion des ressources naturelles demeure particulièrement conflictuelle, comme l’illustrent les tensions autour de l’exploitation minière dans les territoires autochtones en Équateur ou au Pérou. Malgré ces défis, ces expériences démontrent qu’une autogestion territoriale reconnue institutionnellement peut permettre la préservation et la revitalisation de modes de vie et d’organisation sociale distincts de ceux imposés par les États-nations modernes. Elles constituent ainsi des laboratoires vivants de pluralisme politique et juridique qui enrichissent notre compréhension des possibilités d’organisation sociale.
Les communs urbains et ruraux : une reconnaissance progressive
Le renouveau des communs comme forme d’autogestion collective des ressources constitue l’une des dynamiques sociales les plus stimulantes de ces dernières décennies. Ces pratiques, qui s’inspirent parfois de traditions anciennes tout en les réinventant, gagnent progressivement une reconnaissance institutionnelle qui transforme leur statut précaire en modèle légitime. En milieu urbain comme rural, ces expériences d’autogestion des ressources communes redéfinissent les rapports entre propriété, usage et gouvernance.
En Italie, la ville de Bologne a ouvert une voie novatrice avec son Règlement sur la collaboration entre citoyens et administration pour le soin et la régénération des biens communs urbains adopté en 2014. Ce cadre juridique pionnier permet aux habitants de prendre en charge directement la gestion d’espaces ou de services publics à travers des pactes de collaboration. Plus de 200 accords ont été signés, reconnaissant l’autogestion citoyenne de jardins partagés, d’espaces culturels ou de services sociaux. Cette innovation juridique s’est rapidement diffusée, avec plus de 200 municipalités italiennes qui ont adopté des règlements similaires.
En France, la reconnaissance des communs s’opère de manière plus fragmentée mais néanmoins significative. Les Associations Foncières Pastorales dans les zones de montagne permettent une gestion collective des pâturages, tandis que la loi ALUR de 2014 a introduit de nouveaux outils comme les Organismes de Foncier Solidaire qui dissocient propriété du sol et usage pour faciliter l’accès au logement. Dans le domaine numérique, la loi République Numérique de 2016 a reconnu certains aspects des communs informationnels, notamment en facilitant l’ouverture des données publiques.
Diversité des communs reconnus
La reconnaissance institutionnelle des communs couvre un spectre très large de ressources et de pratiques :
- Communs fonciers et agricoles (terres collectives, semences paysannes)
- Communs urbains (jardins partagés, habitats participatifs)
- Communs numériques (logiciels libres, licences Creative Commons)
- Communs naturels (forêts communautaires, zones de pêche autogérées)
Au Népal, le programme de Foresterie Communautaire lancé dans les années 1970 constitue l’un des exemples les plus aboutis de reconnaissance des communs. Plus de 20 000 Groupements d’Utilisateurs de Forêts Communautaires gèrent aujourd’hui près d’un tiers des forêts du pays. Cette politique a permis non seulement d’inverser le déclin forestier mais aussi de développer des institutions locales démocratiques. Les communautés définissent elles-mêmes leurs règles d’usage, de conservation et de partage des bénéfices, sous la supervision distante de l’administration forestière.
En Espagne, les montes vecinales en mano común (forêts communales) de Galice illustrent comment des formes traditionnelles de propriété collective peuvent être revitalisées par leur reconnaissance juridique moderne. La loi de 1968, amendée en 1989, a restitué ces terres aux communautés villageoises après leur appropriation par l’État franquiste. Ces forêts communales, qui couvrent environ 700 000 hectares, sont gérées par des assemblées villageoises qui décident collectivement de leur utilisation.
La reconnaissance des communs interroge profondément les catégories juridiques classiques fondées sur la dichotomie public/privé. Elle nécessite l’élaboration de cadres juridiques innovants qui reconnaissent la légitimité de l’autogestion collective sans l’étouffer sous des normes inadaptées. Cette tension entre institutionnalisation et préservation de l’autonomie constitue l’un des défis majeurs pour ces expériences. Les exemples réussis démontrent qu’une reconnaissance bien conçue peut renforcer plutôt qu’affaiblir la capacité d’autogestion des communautés, en leur fournissant une sécurité juridique tout en respectant leurs dynamiques internes.
Le municipalisme libertaire : quand les villes deviennent laboratoires d’autogestion
Le municipalisme libertaire, théorisé par le philosophe américain Murray Bookchin, trouve depuis quelques années des applications concrètes qui bénéficient d’une reconnaissance institutionnelle croissante. Cette approche vise à transformer les municipalités en espaces démocratiques où les citoyens exercent un pouvoir direct sur leur environnement immédiat à travers des assemblées et des structures participatives. Loin d’être une utopie abstraite, ce modèle s’incarne dans plusieurs expériences contemporaines qui redéfinissent la gouvernance urbaine.
L’exemple le plus emblématique se trouve en Espagne avec le mouvement des « villes rebelles » issu du mouvement des Indignés. À Barcelone, la plateforme citoyenne Barcelona en Comú, dirigée par l’activiste Ada Colau, a remporté les élections municipales en 2015, ouvrant la voie à une expérimentation politique inédite. Sans abolir les institutions représentatives existantes, la municipalité a développé de nouveaux mécanismes participatifs qui augmentent significativement l’implication citoyenne dans la gouvernance urbaine. La plateforme numérique Decidim permet aux habitants de proposer, débattre et voter des projets pour leur ville, tandis que le budget participatif leur donne un contrôle direct sur l’allocation d’une partie des ressources municipales.
À Madrid, l’expérience de Ahora Madrid (2015-2019) a suivi une trajectoire similaire avec la mise en place de la plateforme Decide Madrid. Cette initiative a permis aux citoyens de soumettre directement des propositions qui, après avoir recueilli un soutien suffisant, étaient soumises à un vote contraignant pour la municipalité. Des projets significatifs comme la réhabilitation de la Plaza España ont ainsi été directement décidés par les habitants, transformant les rapports traditionnels entre administration et administrés.
Institutionnalisation de la participation directe
La reconnaissance institutionnelle de ces pratiques autogestionnaires s’opère à travers plusieurs mécanismes qui redéfinissent la gouvernance municipale :
- Budgets participatifs contraignants pour l’administration
- Plateformes numériques de démocratie directe
- Conseils de quartier dotés de pouvoirs décisionnels
- Remunicipalisation des services publics avec contrôle citoyen
En Italie, la ville de Naples sous la direction du maire Luigi de Magistris (2011-2021) a développé une approche originale avec la création d’« établissements civiques urbains ». Ce statut juridique reconnaît formellement l’autogestion citoyenne d’espaces publics comme l’ancien asile psychiatrique Ex Asilo Filangieri, transformé en centre culturel autogéré. La municipalité a ainsi institutionnalisé une forme de « usage civique » des biens communs qui légitime l’autogestion tout en la protégeant juridiquement.
Aux États-Unis, la ville de Jackson dans le Mississippi constitue un laboratoire fascinant du municipalisme libertaire avec le projet Cooperation Jackson. Initié par le New Afrikan People’s Organization et le Malcolm X Grassroots Movement, ce mouvement a réussi à faire élire Chokwe Lumumba puis son fils Chokwe Antar Lumumba comme maires. Cette conquête institutionnelle a permis de développer un réseau de coopératives et d’initiatives autogérées qui bénéficient désormais d’une reconnaissance et d’un soutien municipal.
Ces expériences municipalistes illustrent comment la conquête d’institutions représentatives peut servir à créer des espaces d’autogestion reconnue, plutôt qu’à simplement reproduire les logiques de délégation traditionnelles. Elles démontrent que les municipalités peuvent devenir des laboratoires d’innovation démocratique où l’autogestion n’est plus simplement tolérée mais activement encouragée et protégée. Cette articulation entre institutions représentatives et pratiques autogestionnaires ouvre des perspectives prometteuses pour réinventer la démocratie locale dans un sens plus participatif et direct.
Perspectives d’avenir : vers une institutionnalisation émancipatrice
L’avenir de l’autogestion reconnue se joue dans sa capacité à naviguer entre deux écueils opposés : d’un côté, la marginalisation qui confine ces expériences à des niches expérimentales sans impact structurel; de l’autre, l’institutionnalisation excessive qui risque de normaliser ces pratiques au point d’en neutraliser le potentiel transformateur. Les exemples réussis montrent qu’une « institutionnalisation émancipatrice » est possible lorsque la reconnaissance formelle renforce plutôt qu’affaiblit l’autonomie des collectifs concernés.
Les évolutions juridiques récentes dessinent plusieurs trajectoires prometteuses pour l’avenir de l’autogestion reconnue. Le développement du droit des communs constitue une piste particulièrement féconde. Les travaux de juristes comme Stefano Rodotà en Italie ou Benoît Frydman en Belgique contribuent à élaborer des cadres conceptuels qui dépassent la dichotomie public/privé pour reconnaître juridiquement des formes de propriété et de gouvernance collectives. La Commission Rodotà en Italie a ainsi proposé d’intégrer la catégorie des « biens communs » dans le code civil italien, ouvrant la voie à une reconnaissance plus systématique de l’autogestion.
À l’échelle internationale, l’émergence d’un droit transnational des communs se dessine progressivement. Le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture de la FAO reconnaît déjà les droits collectifs des agriculteurs sur les semences, tandis que diverses initiatives visent à protéger les communs numériques à l’échelle globale. Ces développements suggèrent que la reconnaissance de l’autogestion pourrait s’affranchir des cadres étatiques traditionnels pour s’inscrire dans des régimes juridiques transnationaux plus adaptés à la nature de ces pratiques.
Innovations institutionnelles et juridiques
L’avenir de l’autogestion reconnue passe par des innovations institutionnelles qui permettent de concilier reconnaissance formelle et préservation de l’autonomie. Plusieurs pistes émergent des expériences actuelles :
- Développement de formes juridiques hybrides (coopératives d’intérêt collectif, fiducies foncières communautaires)
- Reconnaissance de l’autorégulation communautaire comme source légitime de normes
- Création d’espaces institutionnels d’expérimentation juridique (« zones franches » autogestionnaires)
- Intégration de principes autogestionnaires dans les politiques publiques sectorielles
Le défi principal consiste à transformer des pratiques souvent nées dans la marginalité en modèles reconnus sans les dénaturer. L’exemple du Rojava au nord-est de la Syrie illustre cette tension. Cette région a développé depuis 2012 un système d’autogestion fondé sur les principes du confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah Öcalan. Malgré l’absence de reconnaissance internationale formelle, cette expérience a établi des relations de facto avec divers acteurs internationaux qui lui confèrent une forme de légitimité. Cette situation ambiguë montre comment l’autogestion peut gagner une reconnaissance pratique même en l’absence de cadres juridiques formels.
Les crises globales contemporaines – climatique, sanitaire, économique – créent paradoxalement un contexte favorable à l’expansion de l’autogestion reconnue. Face à l’échec des modèles centralisés pour répondre à ces défis, les pratiques autogestionnaires apparaissent de plus en plus comme des alternatives crédibles plutôt que comme des utopies marginales. La résilience démontrée par de nombreuses initiatives autogestionnaires pendant la pandémie de COVID-19 a renforcé leur légitimité aux yeux des institutions et du grand public.
L’avenir de l’autogestion reconnue se joue dans cette dialectique entre pratiques émancipatrices et cadres institutionnels. Les exemples présentés dans ce texte démontrent qu’une reconnaissance bien conçue peut amplifier plutôt qu’étouffer le potentiel transformateur de l’autogestion. Ils suggèrent que l’institutionnalisation, loin d’être nécessairement synonyme de récupération, peut constituer un levier pour étendre ces pratiques au-delà des cercles militants et leur permettre de transformer en profondeur nos modes d’organisation sociale, économique et politique.